Chapitre 11

   

Dag pensait avoir fermé son essence à double tour, mais ce qui s'échappait de son humeur exécrable à travers les fissures suffit à chasser des bains les trois patrouilleurs convalescents qui paressaient là en moins de cinq minutes. Cependant, son corps et son esprit finirent par se détendre, et il sortit à la recherche d'une tâche utile pour s'occuper, de préférence loin de ses camarades. Il choisit d'apporter une selle avec un arçon cassé au fabricant de prothèses pour négocier son remplacement et récupérer là-bas quelques harnais réparés. Cela l'absorba jusqu'au dîner et l'arrivée de l'anxieux Utau et du reste de sa patrouille couverte de vase.

Aucun des arguments de Mari n'était faux, à proprement parler. Pas faux du tout, admit-il sombrement. Honteux, il s'employa scrupuleusement à contrôler son esprit, ce qui lui était autrefois aussi naturel que de respirer... et qui aujourd'hui pesait comme un cairn de pierres sur sa poitrine. Les hommes morts n'ont pas besoin d'air, hein ?

Ce soir-là au dîner, il se comporta envers Faon avec une courtoisie méticuleuse, rien de plus. Elle l'observa d'un air étrange, méfiant. Mais il y avait assez de patrouilleurs à table à bombarder de questions, concernant principalement ce soir la façon dont les maillages des patrouilles étaient organisés et mis en œuvre, si bien que son silence passa inaperçu.

Jamais la droiture ne lui avait paru moins gratifiante.

Le lendemain fut officiellement consacré au repos et à la préparation de l'arc-à-terre, et Dag accepta de servir de mule pour rapporter les provisions dénichées en ville par les plus motivés. Il ne croisa Mari que pour lui proposer d'assurer la garde de nuit et de faire office de portier, ce qu'elle refusa avec brusquerie.

— Je ne peux pas attribuer la garde au patrouilleur qui a tué l'être malfaisant pendant la célébration de ses exploits, dit-elle sèchement. J'aurais une révolte sur les bras - non sans raison, d'ailleurs. (Après un silence, elle ajouta à contrecœur, coupant court à ses protestations :) Assure-toi que la petite fermière sache qu'elle est invitée.

Peu de temps après, il rencontra celui des Rondins Creux, fort enthousiaste, qui avait coincé les musiciens volontaires des deux patrouilles pour les faire répéter, une nouveauté pour la plupart d'entre eux, et il ne s'enfuit qu'au moment d'aller chercher Faon.

 

    * * *

 

Faon observait ses cheveux dans le miroir et décida que les rubans verts que lui avait prêtés Reela, la jeune femme à la jambe cassée, s'accordaient très bien avec sa jolie robe. Reela lui avait appris comment faire des tresses de Marcheurs du Lac, qui s'avéreraient avoir plusieurs significations. Le nœud sur la nuque, découvrit-elle, était un signe de deuil, et c'était aussi une coiffure pratique pour le combat. Sachant cela, Faon considéra le groupe de patrouilleurs avec un regard nouveau et elle eut une impression étrange, comme si le monde avait bougé sous ses pieds, ne serait-ce qu'un peu, et ne reviendrait jamais en place. Dans tous les cas, elle était certaine que sa coiffure, ses cheveux attachés très haut sur l'arrière du crâne avec un nœud coquet, laissés libres de se balancer comme une queue-de-cheval, ne disaient rien sur elle dans le langage des patrouilleurs qu'elle n'eût désiré.

Dag arriva à sa porte, l'air plus détendu. Faon se demanda si Mari lui avait annoncé une mauvaise nouvelle, la veille dans l'écurie, pour qu'il soit autant déprimé ce soir-là. Mais il avait maintenant le regard enjoué. Sa simple chemise blanche faisait ressortir sa peau cuivrée, qui semblait briller. L'odeur de marécage, de chevaux et de sueur de la veille avait été remplacée par celle du savon à la lavande et de quelque chose de chaud, qui était simplement l'odeur de Dag. Ses cheveux étaient propres et doux, mais désobéissaient déjà aux ordres que leur avait donnés le peigne. Il lui sembla qu'ils n'attendaient que d'être touchés, si seulement elle avait pu atteindre cette hauteur. Sur la pointe des pieds. Avec un escabeau. Quelque chose...

L'atmosphère dans la salle à manger ne différait pas tellement de celle des autres soirs, bruyante et animée, mais il y avait plus de monde car, pour une fois, tous les patrouilleurs étaient là en même temps. Tous étaient propres et beaucoup semblaient avoir obtenu, ou partagé, de l'eau parfumée. Pour l'occasion, ils avaient juste nettoyé leurs vêtements de tous les jours. Faon supposa que les sacoches n'étaient pas assez spacieuses pour contenir des vêtements de rechange. Les femmes portaient toujours des pantalons. Leur arrivait-il parfois de mettre des jupes? Cela dit, les coiffures semblaient plus élaborées. Certains des plus jeunes patrouilleurs avaient même des clochettes dans leurs tresses.

Nourriture et boisson, surtout de la boisson, débordaient du hall d'entrée jusqu'à la salle suivante, où les chaises avaient été poussées contre les murs et les tapis roulés pour faire de la place aux danseurs. Faon se trouva une place avec les autres convalescents, Saun, Reela et l'homme de la patrouille de Chato qui était blessé au genou et avait des points de suture sur la mâchoire, ainsi que ce pauvre type morose qui s'était fait mordre par un serpent la veille et qui supportait à présent de bon cœur des plaisanteries sans pitié à ce sujet. Les plus taquins distribuaient néanmoins de la bière fraîche à tous ceux qui devaient rester assis, et semblaient décidés à ne pas en rompre le flot. Faon sirota la sienne et les remercia timidement d'un sourire.

Dag avait brièvement disparu, mais il revint, serrant quelque chose dans l'attache de son poignet. Faon cligna des yeux, étonnée, et reconnut un tambourin, doté d'une cheville en bois pour qu'il puisse bien le tenir.

— Mon Dieu! Je ne pensais pas que tu savais jouer d'un instrument.

Il lui fit un grand sourire, effectuant un léger ajustement sur le cadre, et tapota la peau tendue. Le staccato la fit se redresser.

— Comme c'est astucieux. De quoi jouais-tu avant de perdre ta main?

— Du tambourin, répondit-il joyeusement. J'ai essayé la flûte, mais je m'emmêlais les doigts même quand j'en avais deux fois plus, et quand je me suis essayé au violon, on m'a accusé de tourmenter les chats. Avec ça, je ne peux pas faire de fausses notes. D'ailleurs... (il baissa la voix comme un conspirateur) ça me permet d'échapper à la danse.

Il lui fit un clin d'œil et se dirigea vers l'avant de la pièce, où d'autres patrouilleurs se réunissaient.

Le choix de leurs instruments semblait un peu aléatoire, mais tous étaient petits, tenant dans le coin d'une sacoche. Il y avait plusieurs flûtes, en bois, en argile ou en os, deux violons et une série de baquets retournés faisant office de tambours, de toute évidence chipés dans l'hôtel. La pièce se remplit et le silence se fit.

Un homme aux cheveux gris avec une flûte en os fit un pas en avant et entama une mélodie que Faon trouva obsédante. Elle en eut la chair de poule. Perturbée, elle étudia ce tube d'os pâle, dont la surface était gravée, et fut soudain persuadée que c'était l'os d'un proche. Parce qu'il y avait deux fémurs, mais un seul cœur, alors que pouvaient-ils bien faire des restes, en toute dignité? L'air était tellement mélancolique qu'il s'agissait sûrement d'une prière, d'un hymne ou d'une commémoration. Faon vit les lèvres de certaines personnes remuer, formant des paroles qu'ils connaissaient visiblement par cœur. Un silence s'ensuivit, d'une minute entière, tout le monde gardant les yeux baissés.

Un crépitement comme celui d'un serpent venant du tambourin, et un soudain battement de tambour brisèrent la tristesse en mille morceaux comme pour la faire s'envoler par la fenêtre. Les violonistes, les flûtistes et les percussionnistes entamèrent un air de danse enjoué et les patrouilleurs se levèrent d'un bond. Ils ne dansaient pas en couple mais en groupes, tissant des figures compliquées les uns autour des autres. A part les changements de partenaires effectués avec une joyeuse indifférence quant au sexe des danseurs, cela rappela beaucoup à Faon les danses des fermiers dans les granges, même si les patrouilleurs semblaient se passer de meneur. Elle se demanda s'ils se servaient de leur InnéSens pour compenser son absence. Si compliquées que soient les figures, les danseurs ne rataient presque jamais un pas, et lorsque c'était le cas, l'erreur était accueillie par des sifflements et des rires tandis que tout le groupe se remettait en place, retrouvait le rythme et recommençait. Les clochettes tintaient joyeusement. Dag se tenait à l'arrière des musiciens, jouant en rythme, ponctuant ses interventions de tintements bien sentis, observant la scène d'un air inhabituellement heureux. Il ne parlait ni ne chantait, mais il souriait légèrement aux blagues qui fusaient.

La soif des jeunes patrouilleurs pour les danses rapides semblait insatiable, mais finalement les musiciens épuisés cédèrent la place à quelques chanteurs. Dehors, l'infatigable soleil de l'été s'était enfin couché, et la pièce était chaude, remplie de bougies, de lampes et de corps en sueur. Dag dévissa son tambourin et vint s'asseoir aux pieds de Faon, approvisionné en bière par ce qui paraissait être une brigade d'admirateurs.

Faon ne connaissait pas la première chanson, mais la mélodie de la deuxième lui était familière, même si les paroles étaient différentes, et elle pensait avoir entendu sa tante Futée chantonner la troisième tout en filant. Elle se demanda si ces chansons venaient des fermiers ou des Marcheurs du Lac. Les chanteurs étaient un homme et une femme de la patrouille de Chato, et leurs voix se mêlaient de façon captivante. Celle de la femme était pure et claire, celle de l'homme grave et sonore. Faon ne savait pas si cette chanson sur un patrouilleur perdu dansant dans les bois avec des ours magiques était une invention ou pas.

L'homme avec la flûte en os les rejoignit pour former un trio. Lorsqu'il entonna le prélude de la chanson suivante, Dag posa brusquement son verre à moitié plein sur le sol. Le sourire qu'il adressa à Faon par-dessus son épaule ressemblait plus à une grimace.

— Je dois faire un tour aux toilettes. La bière, hein, s'excusa-t-il avant de se lever.

Trois paires d'yeux suivirent ses mouvements avec inquiétude : ceux de Mari, d'Utau et d'un camarade plus âgé. Mari fit un signe interrogateur : « Faut-il que je... auquel Dag répondit en secouant légèrement la tête. Il sortit sans regarder en arrière.

« Cinquante personnes partirent ce jour-là », commença la chanson, et Faon comprit rapidement la raison du départ soudain de Dag, car elle s'avéra être une longue ballade compliquée sur la bataille de la Corniche du Loup. Elle ne citait aucun nom dans ce mélange de poésie et de mélodie, de malheur, de bravoure, de sacrifice et de victoire, invitant subtilement les auditeurs à s'identifier à ses nombreux héros, et dans d'autres circonstances Faon l'aurait trouvée saisissante. En vérité, la plupart des patrouilleurs semblaient transportés et émus. Reela essuya une larme et Saun resta la bouche grande ouverte, écoutant intensément.

Ils ne savent pas, comprit Faon. Saun, qui avait patrouillé avec Dag pendant un an et prétendait bien le connaître, l'ignorait. Utau, lui, savait. Il écoutait la main sur la bouche, les yeux sombres. Mari, bien sûr, était au courant, et elle jetait de nombreux coups d'œil à la porte par laquelle Dag avait lentement disparu, et par où il ne revint pas. La chanson se termina enfin, et une autre, plus joyeuse, commença.

En voyant que Dag ne revenait toujours pas, Faon s'éclipsa elle aussi. Quelqu'un sortait des toilettes, alors elle essaya dehors. L'air frais était très agréable, les ombres bleutées étaient atténuées par la lumière jaune provenant des fenêtres joyeuses, des lanternes flanquant la porte du porche et, de l'autre côté de la cour, la porte de l'écurie. Dag était assis sur un banc devant l'écurie, la tête appuyée contre le mur, à regarder les étoiles.

    Elle s'assit à côté de lui et laissa le silence se prolonger un instant, car il n'était pas gênant, les enveloppant comme la nuit. Les étoiles brillaient vivement et semblaient proches malgré la lanterne. Le ciel était dégagé.

— Ça va? demanda-t-elle finalement.

— Oh, oui. (Il passa la main dans ses cheveux et ajouta pensivement:) Quand j'étais petit, j'adorais ces ballades héroïques. J'en avais appris des dizaines pas cœur. Je me demande si ces vieilles chansons de bataille semblaient aussi indécentes à ceux qui y avaient survécu.

Et pourtant il prétend ne pas savoir chanter. Faon était incapable de répondre.

— Au moins, ça aide les gens à se souvenir, essaya-t-elle.

— Oui. Hélas.

— Ce n'était pas une mauvaise chanson. En fait, je l'ai trouvée vraiment belle. En tant que chanson, je veux dire.

— Je ne le nie pas. Ce n'est pas la faute du compositeur - qui qu'il soit, il a fait du bon boulot. Si elle était moins efficace, elle ne me donnerait pas envie de pleurer ou de rager ainsi. C'est pour ça que j'ai quitté la pièce. Mon InnéSens était un peu ouvert, pour aider la musique, et je ne voulais pas assombrir l'atmosphère. Rassemblez trente-huit patrouilleurs fatigués et nerveux dans un bâtiment pendant une semaine, et les esprits s'échauffent facilement.

— Vous faites souvent de la musique, quand vous ne patrouillez pas?

Elle essaya d'imaginer les chants et les danses autour d'un feu de camp. Le temps n'était sans doute pas toujours de la partie.

— Parfois seulement. Il y a souvent beaucoup à faire dans les camps le soir. Corroyer le cuir et apprêter la viande, préparer les plantes médicinales qu'on a cueillies en patrouillant pour les conserver, mettre à jour les carnets de route et les cartes. Si c'est une patrouille montée, il faut en plus s'occuper des chevaux. Apprendre à manier les armes pour les jeunes, et l'entraînement pour tout le monde. Réparer les vêtements, les bottes et les harnais. Faire la cuisine, nettoyer. Des tâches simples, mais qui prennent du temps.

Sa voix ralentit alors qu'il se souvenait.

— Les patrouilles ne sont pas toutes de la même importance: dans le nord ils envoient des compagnies de cent cinquante ou de deux cents personnes lors des grandes patrouilles saisonnières, mais au sud du lac, elles sont habituellement plus petites et plus courtes. Même ainsi, on a l'impression d'être entassés les uns sur les autres à force de passer des semaines entières sans autre distraction que les autres, justement. Au bout d'un moment, tout le monde finit par connaître tout le monde. Alors il y a des commérages. Des petits groupes se forment. Et des blagues. Des farces. Et des vengeances à cause des farces. Et des bagarres aux poings à cause des vengeances à cause des farces. Et des bagarres au couteau à cause de - bon, tu as compris l'idée générale. Si le chef de patrouille laisse ses émotions se mêler à cette soupe amère, il risque d'avoir une conversation fort mémorable avec Corbeau Loyal, ensuite.

— Ça t'est déjà arrivé ?

— Pas pour ça. Même si toutes les conversations avec Corbeau Loyal ont tendance à être mémorables.

Dans l'ombre, il se gratta le nez et sourit, puis pencha la tête en arrière et ses yeux s'arrêtèrent sur les douces lumières des fenêtres de l'autre côté de la cour. Les chants s'étaient arrêtés et les musiques de danse avaient repris. Les pieds martelant le sol faisaient vibrer tout le bâtiment comme un tambour.

— Voyons voir, quoi d'autre? Par les chaudes nuits d'été, ramasser du bois est toujours une activité populaire.

Faon considéra un instant ces propos, et l'amusement sous-jacent dans sa voix.

— On aurait pu croire que ça aurait été plus utile les nuits d'hiver.

— Hmm, mais tu sais, les soirs d'été, personne ne se plaint si les gens disparaissent une heure ou deux et reviennent en ayant oublié le bois. Se baigner dans le fleuve, c'est bien aussi.

— Dans le noir? demanda-t-elle d'un ton dubitatif.

— Dans le fleuve, c'est plutôt ça la question. Surtout quand la saison est glaciale. Une promenade, ça oui, c'est crédible, surtout quand tout le monde travaille d'arrache-pied depuis l'aube. Aller en reconnaissance, aussi - voilà qui attire de nombreux volontaires désintéressés. Il y a des écureuils dangereux dans les bois qui pourraient fomenter une attaque n'importe quand. On n'est jamais assez prudent.

Un rire rocailleux s'échappa de sa poitrine.

— Oh, fit Faon, comprenant enfin.

Elle ébaucha un sourire à la vue de ces petites rides, si rares, qui naissaient autour de ses yeux lorsqu'il était heureux.

— Tout ça suivi des ruptures et des réconciliations d'usage, les gens qui ne se parlent plus, ou pire encore, qui se disputent tellement qu'on en vient à vouloir se cacher la tête dans les couvertures et à hurler pour ne plus les entendre. Enfin bon... (Il poussa un soupir tolérant.) En général, les patrouilleurs plus âgés règlent ça plus calmement, mais les jeunes peuvent être franchement agités. Ce n'est pas comme si la vie des gens s'arrêtait pendant la patrouille. Ce n'est pas une urgence pour laquelle on abandonne tout, travaillant avec héroïsme avant de rentrer à la maison une bonne fois pour toutes. Tout recommence le lendemain à l'aube. Et on doit se lever et faire sa part de travail malgré tout.

Il s'étendit et fit craquer ses articulations, comme s'il s'imaginait un réveil à l'aube.

— Nous ne sommes pas tous fous, tu sais, même si parfois on en donne l'impression, continua-t-il à voix basse. Notre InnéSens rend nos humeurs très contagieuses. Ce n'est pas seulement les paroles et les gestes. C'est comme quelque chose qui imprègne l'atmosphère. (Il traça une spirale ascendante dans les airs.) Maintenant, par exemple. Lorsqu'un certain nombre de personnes ouvrent leur essence, il y a... des fuites. Les arcs-à-terre sont vraiment bien pour ça. Ce bâtiment là-bas est complètement inondé. Toutes sortes de choses paraissent soudain judicieuses. Que les dieux absents soient loués pour la bière.

— La bière ?

— La bière, d'après mes conclusions (il leva un doigt édifiant et Faon se rendit compte qu'il était un peu saoul. Les gens n'avaient pas arrêté de fournir les musiciens en rafraîchissements, plus tôt dans la soirée, pour les encourager), existe pour qu'on puisse la maudire le lendemain. C'est une boisson qui porte aux regrets, la bière.

— Les fermiers s'en servent aussi pour ça, observa Faon.

— Un besoin universel, dit-il en clignant des yeux. Je crois qu'il m'en faut plus.

— Tu as soif ?

— Non.

Il s'affaissa, la regardant du coin de l'œil. Ses yeux étaient deux flaques sombres dans cette lumière, comme un concentré de nuit. Le scintillement de la lanterne faisait un halo orange autour de ses cheveux et glissait sur ses traits légèrement luisants de sueur comme une caresse.

— Je considère juste le potentiel de regret...

Il se pencha vers elle et Faon s'immobilisa, avec un espoir si fort qu'il était proche de la terreur. Allait-il l'embrasser? Son souffle sentait la bière, la fatigue et Dag. Le sien s'arrêta.

Immobilité. Battements de cœur.

— Non, soupira-t-il. Non. Mari avait raison.

Il se redressa. Faon faillit éclater en sanglots. Faillit se pencher vers lui.

Non, tu ne peux pas. Tu n'oseras pas. Il va penser que tu es... ce mot affreux que Radieux a utilisé. Il brûlait dans sa mémoire comme une entaille infectée, salope. C'était un mot horrible qui avait réussi à la transformer en une horrible personne, comme une éclaboussure d'encre, de sang ou de poison décolorant l'eau. Pour Dag, je veux seulement être belle. Et grande. Elle aurait voulu être plus grande. Si elle était plus grande, personne ne pourrait l'insulter parce qu'elle... parce qu'elle le désirait tellement.

Il soupira, sourit, se leva. Il lui tendit la main. Ils rentrèrent à l'intérieur.

Dans le hall d'entrée, Dag tourna la tête, tendant l'oreille.

— Très bien, quelqu'un a pris le tambourin. Ils pourront bien se passer de moi pour le reste de la soirée.

La musique provenant de la salle semblait plus lente et ensommeillée. Il se dirigea vers l'escalier.

Faon retrouva sa voix :

— Tu montes?

— Oui. C'était bien, mais ça suffit pour ce soir. Et toi?

— Je suis un peu fatiguée aussi.

Elle le suivit. Ce qui s'était passé, ou plutôt ce qui ne s'était pas passé, dehors sur le banc, lui rappelait beaucoup ce moment sur la route, comme une chance qu'elle aurait laissé filer.

Alors qu'ils arrivaient au deuxième étage, des bruits et des rires s'élevèrent derrière eux. Dirla et deux autres patrouilleurs de la patrouille de Chato déboulèrent en gloussant, saluèrent joyeusement Dag et s'engagèrent dans le couloir. Faon s'arrêta et les regarda alors qu'ils s'arrêtaient devant la porte de Dirla, car l'un des types passa son bras autour de son cou et l'embrassa alors qu'elle tenait toujours la main de l'autre... sur sa poitrine. Dirla - la grande Dirla - tendit un pied botté et ouvrit la porte, et ils entrèrent tous. La porte se referma sur une plaisanterie.

— Dag, dit Faon avec hésitation. Qu'est-ce que c'était?

Il haussa un sourcil amusé.

— A quoi ça ressemblait, d'après toi ?

— Est-ce que Dirla... Je veux dire, ils... Est-ce qu'elle va au lit avec deux types ?

— On dirait bien.

On dirait bien? Si son InnéSens faisait la moitié de ce qu'il prétendait, alors il le savait très bien.

— Avec les deux?

— Oh, l'équilibre n'est pas toujours respecté pendant les patrouilles. Les gens font quelques ajustements. Dirla est très... euh... généreuse.

Faon déglutit.

— Oh.

Elle le suivit jusqu'à leur couloir. Razi et Utau ouvraient la porte de leur chambre. Utau semblait saoul et sentait la bière. Les cheveux de Razi, s'échappant de sa longue tresse, étaient collés en mèches trempées de sueur sur son front à force de danser. Ils souhaitèrent bonne nuit à Dag, très poliment, et disparurent.

— Eh bien, dit Faon, décidée à être honnête. C'est dommage qu'ils n'aient pas eu la chance de trouver des femmes eux aussi. Ils sont trop gentils pour rester seuls. Dag, pourquoi te mords-tu le poignet? lui demanda-t-elle en le regardant d'un air suspicieux.

Il s'éclaircit la gorge.

— Un jour, quand je serai soit bien plus sobre soit bien plus saoul, Etincelle, j'essaierai de t'expliquer l'histoire excessivement compliquée de la façon dont ces deux-là ont réussi à épouser la même femme fort accommodante au camp du lac Hickory. Disons simplement qu'ils se surveillent l'un l'autre.

— Les Marcheuses du Lac peuvent épouser plusieurs hommes ? En même temps ? Tu me fais marcher!

— Normalement non, et non, je ne te fais pas marcher. Je t'ai dit que c'était compliqué.

Ils s'arrêtèrent devant la porte de Dag. Il lui fit un sourire un peu forcé.

— Eh bien moi je trouve que Dirla est avide, décida-t-elle. Ou alors ces types sont affreusement insistants.

— Oh, non. Chez les Marcheurs du Lac civilisés, ce que nous sommes tous, comme tu le sais, c'est la femme qui invite. L'homme accepte, ou non, et laisse-moi te dire, refuser gracieusement sans offenser la femme est très difficile. Je te le garantis, ce qui se passe là-bas est son idée.

— Chez les fermiers, on trouverait ça trop effronté. Seules les filles de mauvaise réputation, ou... ou (lesfilles stupides) les écervelées feraient ça. Les filles de bonne réputation attendent qu'on leur demande.

Et même là elles sont censées dire non, à moins qu'on vienne avec des terres à offrir.

Il tendit la main droite pour s'appuyer contre le mur, la cachant en partie par sa grande taille. Il la regarda. Après une longue, très longue pause pensive, il souffla :

— Vraiment?

Il se mordit la lèvre, laissant brièvement apercevoir l'éclat sur sa dent. Ses yeux étaient des lacs d'obscurité insondables.

— Alors, euh, Etincelle... Combien de nuits avons-nous perdues, à ton avis ?

Elle leva le visage, déglutit, et répondit d'une voix tremblante :

— Bien trop ?

On ne peut pas dire qu'ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils se jetèrent tous les deux en avant d'un même élan.

Il ouvrit la porte d'un coup de pied et la referma de la même manière, parce que ses bras étaient trop pleins d'elle. Les pieds de Faon ne touchaient pas le sol, mais ce n'était pas la seule raison pour laquelle elle avait l'impression de voler. La moitié des baisers de Dag manquait sa bouche, mais ça ne la dérangeait pas, n'importe quelle partie de sa peau passant sous ses lèvres frémissait de plaisir. Il la posa, tendit la main pour attraper la barre de la porte et s'arrêta, le souffle court. Non, ne t'arrête pas maintenant...

La voix de Dag reprit son sérieux.

— Si tu le veux vraiment, Etincelle, barre la porte.

Sans quitter des yeux ce visage anguleux et légèrement sauvage qui lui était si cher, elle s'exécuta. La planche de chêne retomba sur les encoches avec un bruit sourd, massif et satisfaisant. Cela semblait un compromis suffisant aux coutumes.

La main de Dag glissa à contrecœur de son épaule et la libéra le temps d'allumer la lampe à huile sur sa table de nuit. La petite lueur orangée dans le verre se transforma en un flamboiement jaune remplissant la chambre d'ombres et de lumière. Il s'assit assez brusquement sur le rebord de son lit, comme si ses genoux avaient cédé, et la regarda en lui tendant la main. Il tremblait. Elle pénétra dans le cercle de ses bras et plaça son visage à la hauteur du sien. Ses baisers ralentirent, comme s'il goûtait ses lèvres, puis, ce qui la surprit, il la goûta réellement, sa langue glissant dans sa bouche. Etrange, mais agréable, décida-t-elle, et elle essaya avec ardeur d'en faire autant. Sa main se perdit dans ses cheveux, défit son ruban, laissant ses boucles retomber sur ses épaules.

Comment les autres se débarrassaient-ils de leurs vêtements, à des moments pareils ? Radieux avait seulement relevé sa jupe et baissé sa culotte. Comme l'être malfaisant, somme toute.

— Tsss... Allons, quelle sombre pensée vient de te traverser ? la réprimanda Dag. Reste là. Avec moi.

— Comment sais-tu ce à quoi j'ai pensé? demanda-t-elle, essayant de maîtriser son trouble.

— Je ne le sais pas, Etincelle, je lis les essences, pas les esprits. Parfois, l'InnéSens ne sert qu'à nous perturber davantage. (Sa main hésita sur le bouton supérieur de sa robe.) Je peux ?

— Je t'en prie, dit-elle, soulagée de ses soucis procéduriers.

Bien sûr, Dag savait comment faire ça. Elle n'avait qu'à le regarder et à l'imiter.

Il défit quelques autres attaches, descendit lentement une de ses manches et embrassa son épaule nue. Elle rassembla son courage et s'attaqua aux boutons de sa chemise. Ils finirent par se sentir plus à l'aise. Les choses allèrent plus vite après ça, et les vêtements tombèrent par terre à côté du lit. La dernière chose qu'il défit, après une hésitation et un regard en dessous, fut sa prothèse, détachant les lanières autour de son avant-bras et sous son coude, et la posa sur la table. Il frotta les marques rouges laissées par le cuir. Pour lui, réalisa-t-elle, c'était un geste de vulnérabilité et de confiance, bien plus que celui d'enlever son pantalon.

— La lumière, marmonna Dag, hésitant. La lumière? Il paraît que les fermiers préfèrent l'obscurité, à ce qu'on m'a dit.

— Laisse-la allumée, chuchota Faon, et il lui sourit et s'allongea.

Quand il était allongé de tout son long, son lit suffisait juste à le contenir même s'il n'était pas aussi étroit que le sien dans la chambre voisine... Elle avait l'impression d'être une exploratrice face à une chaîne de montagnes traversant tout l'horizon.

— Laisse-moi t'admirer.

— Je ne suis pas une rose, Etincelle.

— Peut-être pas. Mais ça me rend heureuse de te regarder.

Les coins des yeux de Dag se plissèrent d'une façon charmante, et elle dut s'étendre pour les embrasser. Leurs peaux se touchaient sur toute la longueur de son corps. Les muscles de Dag étaient longs et fuselés, et son torse était bronzé irrégulièrement, selon la position de ses manches, et plus pâle encore en dessous de sa taille, sur son côté délié. Un duvet de poils noirs couvrait son torse, descendant en V sous son ventre. Les doigts de Faon s'y enroulèrent, les caressant longuement. Faon se demanda quelle autre partie d'elle il pouvait effleurer avec ses sens étranges de Marcheur du Lac...

Elle déglutit et osa l'interroger.

— Tu as dit que tu le sentais.

— Hum?

Ses mains dessinaient des spirales sur sa poitrine. Comment une caresse si douce pouvait-elle provoquer une aussi agréable souffrance ?

— La période du mois où une femme peut tomber enceinte, tu as dit que tu le sentais.

A moins que, non, peut-être était-ce seulement pour les Marcheuses du Lac.

— Un magnifique dessin dans son essence, c'est ce que tu as dit.

Oui, et elle avait cru Radieux, n'est-ce pas, et ses histoires de tradition qui, si elles n'étaient pas un mensonge mesquin, n'en étaient pas moins une contre-vérité qui lui avait coûté cher. Et pourtant, elles lui avaient paru bien plus vraisemblables que ce que prétendait Dag. Elle frissonna, mal à l'aise. Suis-je encore en train de faire preuve de stupidité... ? Le cours de ses pensées fut interrompu lorsque Dag se releva sur son coude gauche et la regarda avec un sourire sérieux.

Sa main traça une ligne sur son ventre, passant sur les marques de l'être malfaisant qui s'étaient transformées en de Fines croûtes noires.

— Tu ne risques rien ce soir, Etincelle. Mais je devrais être terrifié d'essayer de te faire l'amour si rapidement après tes blessures. Tu es tellement délicate et je... euh... eh bien, il y a d'autres choses que j'aimerais beaucoup te montrer.

Elle risqua un regard vers le bas, mais ses yeux furent attirés par les lignes noires parallèles sous ses mains magnifiques, et un éclair de tristesse et de culpabilité la traversa. Serait-elle un jour capable de coucher avec quelqu'un sans que ces cascades de souvenirs malvenues s'abattent sur elle ? Et puis elle se demanda si Dag - avec, semblait-il, bien plus de souvenirs accumulés - connaissait le même problème.

— Chut, la rassura-t-il, et il posa son pouce sur ses lèvres, bien qu'elle n'ait rien dit. Cherche la lumière, brillante Étincelle. Tu ne trahis pas ta peine en la laissant de côté pour une heure. Elle t'attendra patiemment.

— Combien de temps?

— Le temps polit la peine comme le fleuve les galets. Elle sera toujours là, mais cessera de t'écorcher dès que tu la toucheras. Cependant tu dois laisser passer le temps. Ne te précipite pas. Nous gardons nos cheveux noués en signe de deuil un an après la perte de ceux qui nous sont chers, et ce n'est pas trop long.

Elle tendit les mains et les passa dans ses cheveux noirs ébouriffés, les caressant et les enroulant autour de ses doigts. Des doigts satisfaits. Elle tira doucement sur une boucle.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

— Qu'il a fallu me raser pour éliminer les poux? proposa-t-il, rompant sa tristesse car elle se mit à rire, ce qui avait sans doute été son but.

— Arrête, tu n'as quand même pas aussi eu des poux !

— Pas récemment. C'est une autre histoire, mais j'ai mieux à faire avec mes lèvres pour l'instant.

Il se mit à embrasser tout son corps, et elle se demanda quelle magie résidait dans sa langue, pas seulement pour ses baisers qui semblaient déposer des traînées de feu frais sur sa peau, mais aussi pour ses mots, qui semblaient soulever des pierres de son cœur.

Sa respiration s'affola lorsque sa langue atteignit ses tétons et leur fit des choses enivrantes. Radieux l'avait seulement pincée à travers sa robe, et... et au diable Radieux qui revenait ainsi à sa mémoire, juste à ce moment. Les mains de Dag remontèrent caresser son front, et il s'assit.

— Tourne-toi, murmura-t-il. Je vais te masser le dos. Je crois que je peux faire quelque chose pour que ton corps et ton essence soient un peu plus en harmonie.

— Est-ce que... si tu veux...

— Je ne vais pas dire «fais-moi confiance». Je vais dire « essaie-moi », murmura-t-il dans ses boucles. Essaie-moi.

Pour un homme avec une seule main, il s'y prenait extrêmement bien, pensa-t-elle quelques minutes plus tard, à moitié endormie, la tête dans l'oreiller. Ses souvenirs semblaient se dissiper. Le lit craqua lorsqu'il en descendit brièvement, et elle ouvrit un œil, faites qu'il ne parte pas, mais il revint tout de suite. Un léger gargouillis, une fraîche éclaboussure sur la courbe de son dos, le parfum de la camomille et du trèfle...

— Oh, tu as acheté un peu de cette huile. (Elle réfléchit un instant.) Quand ?

— Il y a sept jours.

Elle eut un petit rire sous cape.

— Hé! Un patrouilleur doit être prêt en cas d'urgence.

— Est-ce que c'est une urgence?

— Donne-moi un peu de temps, Etincelle, et on verra... D'ailleurs, c'est bon pour ma main, qui a tendance à être rugueuse. Ce n'est pas très agréable, les petites peaux qui s'accrochent dans les endroits sensibles, tu peux me croire.

L'huile changea effectivement la texture de sa peau alors qu'il descendait doucement jusqu'à ses orteils. Il la retourna délicatement et recommença le massage.

Sa main. Rapidement assistée par sa langue, dans des endroits très tendres et surprenants. Son toucher était comme de la soie, là, là, là? Ah! Elle tressaillit, surprise, mais se détendit aussitôt. Alors c'était ça, faire l'amour. C'était très agréable, mais ça semblait un peu à sens unique.

— Ça ne devrait pas être ton tour? demanda-t-elle, inquiète.

— Pas encore, répondit-il d'une voix assourdie. Je me sens bien là où je suis. Et ton essence coule presque normalement, maintenant. Laisse-moi, laisse-moi juste...

Les minutes s'envolèrent. Quelque chose tournoyait en elle, comme une urgence étonnamment douce. La main de Dag se fit plus ferme, plus rapide, plus assurée. Elle ferma les yeux, sa respiration s'accéléra et son dos se cambra. Puis son souffle se coupa et elle se raidit, silencieuse, la bouche ouverte, alors que la sensation éclatait en elle, remontant jusqu'à son cerveau vidé, redescendant jusqu'à ses doigts et à ses orteils, puis refluant.

Son dos se détendit et elle resta allongée, tremblante, éberluée.

— Oh.

Lorsqu'elle en fut capable, elle leva la tête et regarda son corps, devenu un paysage étrange et nouveau. Dag était appuyé sur un coude et la regardait, les yeux noirs et brillants, un sourire béat aux lèvres.

— Ça va mieux ? demanda-t-il, comme s'il ne le savait pas.

— Est-ce que c'était de... de la magie de Marcheurs du Lac ?

Pas étonnant que les gens essaient de les suivre jusqu'au bout du monde.

— Non. C'était la magie de Petite Etincelle. Seulement la tienne.

Des mystères semblaient tournoyer par centaines autour d'elle comme des oiseaux effarouchés dans la nuit.

— Pas étonnant que les gens veuillent faire ça. Tout ça me paraît bien plus sensé maintenant...

— En effet.

Il rampa sur le lit pour l'embrasser à nouveau. Son propre goût sur ses lèvres, mêlé à l'odeur de camomille et de trèfle, était un peu perturbant, mais elle lui rendit hardiment son baiser. Puis passa ses lèvres sur ses pommettes séduisantes, ses paupières, son menton volontaire, puis revint à sa bouche, en gloussant nerveusement. Elle sentit une réponse gronder dans sa poitrine lorsqu'elle s'allongea sur lui.

Elle s'était pressée contre lui, mais elle ne l'avait pas encore touché. C'était sans doute son tour maintenant. Les mains devaient fonctionner dans les deux sens. Elle s'assit, clignant des yeux pour lutter contre un vertige.

Il s'étira et lui sourit, ses yeux plissés posés sur elle avec curiosité semblaient l'inviter à agir, mais sans impatience. Il s'offrait à elle, d'une façon qui l'étonna à nouveau. A part son essence mystérieuse, bien sûr. Cela commençait à devenir un avantage injuste. Où commencer, comment commencer? Elle se rappela comment lui s'y était pris.

— Est-ce que... je peux te toucher moi aussi ?

— Je t'en prie, souffla-t-il.

Ce n'était peut-être que du mimétisme, mais c'était un début, et une fois commencé, il acquit son propre dynamisme. Elle l'embrassa sur tout le corps, de bas en haut, et revint au milieu.

Lorsqu'elle essaya de le toucher pour la première fois, il tressaillit, le souffle coupé, et elle recula, effarouchée.

— Non, tout va bien, continue, souffla-t-il. Je suis un peu... euh... sensible pour l'instant. C'est bien. Presque tout ce que tu peux faire sera bien.

— Sensible? C'est comme ça que tu appelles ça? demanda-t-elle en souriant.

— J'essaie de rester poli, Etincelle.

Elle essaya plusieurs manières de le toucher, de le caresser, de l'agripper, tout en se demandant si elle s'y prenait bien. Ses mains lui semblaient maladroites et trop petites. Il poussait parfois quelques soupirs qui ne lui apprenaient pas grand-chose, même si de temps à autre sa main recouvrait la sienne pour lui faire une suggestion muette. Etait-ce un halètement de plaisir ou de douleur ? Sa résistance à la souffrance était un peu effrayante, quand on y pensait.

— Je peux essayer ton huile sur mes mains ?

— Bien sûr ! Même si... ça risque d'être un peu trop rapide.

Elle hésita.

— Est-ce qu'on ne pourrait pas... le refaire ? Une autre fois ?

— Oh, si. Je suis très « renouvelable». Mais pas très rapide. Pas aussi rapide que lorsque j'étais... jeune, soupira-t-il. Même si ça m'a plutôt avantagé, ce soir.

Et moi aussi. Sa patience lui apprenait l'humilité.

— Bien, dans ce cas...

L'huile faisait glisser ses mains d'une manière qui l'intriguait et qui semblait lui plaire à lui aussi. Elle devint plus audacieuse. Ça, par exemple, le faisait tressaillir, non, convulser, tout comme quelques instants plus tôt.

— Etincelle! haleta-t-il.

— Est-ce que c'est bon ?

— Oui...

— Je me suis dit que si tu pensais que ça me plairait, ça pourrait te plaire à toi aussi.

— Petite maligne, marmonna-t-il en refermant les yeux.

Elle se figea.

— S'il te plaît ne te moque pas de moi.

Il ouvrit les yeux et fronça les sourcils. Il souleva la tête de l'oreiller et la regarda.

— Je ne me moquais pas de toi. Tu as l'un des esprits les plus avides que j'ai jamais eu le plaisir de rencontrer. Tu as peut-être été privée d'informations, mais ton esprit est aussi acéré qu'une lame.

Elle retint son souffle pour éviter qu'il s'échappe en un sanglot surpris. Ses mots ne pouvaient pas être sincères, mais ils étaient si agréables à entendre !

Devant son regard choqué, il ajouta avec un peu d'impatience.

— Allez, petite, tu ne peux pas être aussi futée et ne pas le savoir.

— Papa disait que je devais être idiote pour poser autant de questions tout le temps.

— Ridicule. (Il pencha la tête sur le côté et ses yeux reprirent cette étrange expression tournée vers l'intérieur.) Il y a un endroit sombre et profond dans ton essence, juste là. Une fissure importante et un blocage. Je... il me faudrait plus d'une heure pour en faire tout le tour, je le crains.

Sa gorge se serra.

— Alors laissons ça de côté, pour l'instant. Ça attendra, dit-elle en baissant la tête. Je te néglige.

— Ce n'est pas moi qui vais te contredire...

La langue, découvrit-elle, fonctionnait comme des doigts aussi bien sur les hommes, quoique différemment, que sur les femmes. Bien. Que se passerait-il si elle faisait ça et aussi ça et ça au même moment...

Elle le découvrit rapidement. C'était un spectacle fascinant. Même dans cet angle oblique, elle vit son expression changer comme s'il entrait en transe. A un moment, elle se demanda si la lévitation était un des dons des Marcheurs du Lac, car il semblait à deux doigts de s'élever.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle, inquiète, lorsque son corps s'arrêta de frissonner. Ton front s'est plissé bizarrement pendant une minute, et puis, ton... euh... ton dos s'est courbé comme ça.

Il fit un geste de la main alors qu'il reprenait son souffle. Il garda longtemps les yeux fermés, mais finit par les rouvrir.

— Désolé... Qu'est ce que tu as dit? Désolé. J'attendais que toutes ces étincelles blanches sous mes paupières aient fini d'exploser. Je n'aurais manqué ça pour rien au monde.

— Est-ce que ça arrive souvent ?

— Non. En fait, non.

— Est-ce que ça va ? répéta-t-elle.

Un sourire illumina son visage comme un éclair de feu.

— Si ça va? Je crois que je me sens tout bonnement merveilleusement bien.

Avec un angle d'attaque qui semblait ne permettre, au mieux, qu'une chute, il plongea en avant et la prit dans ses bras, la ramenant contre lui sans se soucier du désordre qu'ils avaient mis. Ce fut son tour d'embrasser toutes les parties de son visage. Leurs rires se transformèrent en un contact accidentel et...

— Dag, qu'est-ce que tu es chatouilleux!

— Non, pas du tout. Ou seulement à certains... aïe! (Lorsqu'il eut repris son souffle, il ajouta :) Tu es diabolique, Etincelle. J'aime ça chez une femme. Grands dieux. Je n'ai pas autant ri depuis... Je ne m'en souviens même pas.

— J'aime quand tu glousses.

— Je n'ai pas gloussé. Ce serait indigne d'un homme de mon âge.

— C'était quoi ce bruit, alors ?

— Un ricanement. Oui, absolument, un ricanement.

— Soit. Ça te va bien. Tout te va bien, dit-elle en s'appuyant sur un coude et en laissant son regard se promener sur la longue route de son corps. Même le rien te va bien. C'est trop injuste.

— Oh, comme si toi tu n'étais pas là l'air, l'air...

— L'air quoi? souffla-t-elle en se laissant tomber dans ses bras.

— Nue. Comestible. Magnifique. Comme la pluie du printemps et le feu des étoiles.

Il la rapprocha de lui. Leurs baisers se firent plus longs, plus paresseux. Ensommeillés. Avec un grand effort, il tendit la main et éteignit la lampe. L'air doux de cette nuit d'été faisait remuer les rideaux. Il releva le drap et le laissa retomber sur eux. Elle se blottit dans ses bras, l'oreille contre son torse, et ferma les yeux.

Jusqu'à la fin des temps, pensa-t-elle en s'enfonçant dans l'obscurité.